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Une vie en noir

Rejeté. Exclus. Chassé. C’est le lot de toute mon existence. Lorsqu’on me croise, on change de trottoir. Si je quémande un peu d’hospitalité, je suis chassé sous les insultes. Je marche dans la rue, supportant les regards pleins de méfiance, de terreur parfois, de haine surtout. C’est ma vie. Depuis toujours. Alors, pour me défendre, je me suis renfermé sur moi-même. J’ai contenu au fond de moi toute cette malveillance, ce ressentiment à mon égard. Je suis devenu de plus en plus sauvage, agressif, violent. J’erre dans les rues, le poil hérissé, les yeux étincelants, les griffes toutes sorties. Au moins, on n’a plus peur de moi sans raison.


L’estomac dans les pattes, les babines légèrement retroussées laissant apercevoir mes dents, petites mais bien aiguisées, j’ai flairé quelque chose. La délicieuse odeur d’un petit rongeur comestible. Il doit se tenir au coin de la rue.

Ces rues étroites, moisies, mal famées, aux égouts qui déversent dans l’atmosphère leur odeur pestilentielle, je les connais bien. Elles sont peu à peu devenues mon royaume. Je les connais toutes, des poubelles aux gouttières ; elles seules ont daigné m’héberger. Je me tapis dans l’ombre, les oreilles aux aguets, attentif aux moindres bruits, à la moindre respiration. J’ai appris à tout écouter, tout déceler, détecter le moindre mouvement. Quand on est seul contre tous, quand on n’a que nous-mêmes pour assurer notre protection, on a intérêt à apprendre vite de la vie, et un échec peut coûter cher. Un moment d’inattention, un manque de rapidité, et c’est une proie envolée, un repas chipé, l’évanouissement d’un moyen de subsistance.


Personne d’autre sur le coup, je suis apparemment le seul à convoiter ce petit rongeur. Je ne le vois toujours pas, mais je sais qu’il est là, de l’autre côté du mur, immobile. Je ramène mes pattes sous mon corps, qui lui-même est durci, tendu vers un seul but. Je suis prêt. Il  ne bouge toujours pas. Et soudain, telle une ombre, je bondis. Et je tombe nez à nez avec… Je n’arrive pas à identifier l’animal qui est devant moi. C’est bien un rongeur, mais il n’a pas la queue du rat, et il est trop gros pour être une souris. Cependant, ce n’est pas cela qui m’a arrêté dans mon élan. L’animal qui est devant moi est décharné, et n’a presque plus de poils. Seulement quelques touffes subsistent, entre lesquelles on distingue sans difficulté une peau sombre parsemée de plaies et de croûtes. Et son œil… Fermé, gonflé, on dirait que les deux bords qui protègent cet organe ont été cousus ensemble. Je ne peux réprimer un mouvement de dégoût.

« Vous n’êtes pas le premier à qui je fais cet effet ! », dit l’animal.
Je le regarde fixement. Il m’a vouvoyé. Je n’avais plus bénéficié de cette marque de respect, de politesse, de dignité depuis si longtemps ! Et la façon dont il m’a adressé la parole, sans peur, sans reproche…
« Remarquez, c’est assez pratique quand on n’est pas au sommet de la chaîne alimentaire… », reprend l’animal. « Hé oui ! J’ai fait fuir plus d’un prédateur grâce à mon physique détonnant ! »
Aucune amertume. Aucune rancœur. Pourtant, lui non plus la nature ne l’avait pas gâté, et il avait sûrement dû faire face plus d’une fois au rejet de la part des autres.
« Mais je pense que vous aussi, vous avez dû connaître ça, n’est-ce pas Monsieur Chat Noir ? »


Il l’a dit. Voilà ce que je suis. Puissé-j’être de tout autre couleur, ou simplement avoir quelques taches blanches sur le dos ! Mais non. Je suis un chat noir, noir comme le charbon, noir comme l’ombre, noir comme la nuit. Je suis un chat de sorcière, le chat du diable, qui amène le malheur. Le chat dont personne ne veut des câlins, des ronrons. Je ferme mes yeux un moment, ces yeux jaunes, brillants, effrayants, qui ressortent comme des flammes de feu au milieu de mon pelage noir. Et je repense à tout ce qu’on m’a fait subir, aux vieilles femmes qui m’ont chassé comme signe de mauvais augure, aux gamins qui se sont amusés à attacher des boîtes de conserve à ma queue, aux autres chats qui se moquaient de moi et ne voulaient pas de la compagnie d’un félin qui porte malheur. Tous ces mauvais souvenirs emmagasinés depuis si longtemps, que j’avais tant voulu oublier, enfouir derrière cette carapace que je m’étais créée, rejaillirent. Oui, je suis un chat noir.
Quand j’ouvre mes yeux à nouveau, l’animal est toujours devant moi. Il me regarde, fixement, la tête légèrement penchée sur le côté. Dans ses yeux, on lit beaucoup de compassion, et comme de la compréhension, comme si lui aussi était passé par le même genre d’épreuves que moi. Nous restons ainsi, les yeux dans les yeux, communiquant par ce simple regard.

« Mais… », dit-il après un moment, « Si nous sommes en vie, n’est-ce pas parce que le Créateur de toutes choses nous a voulus sur Terre ? Tels que nous sommes ? C’est lui qui a permis que nous ayons nos défauts physiques, et cela pour une bonne raison. Même si personne ne vous aime ici, vous pouvez être sûr que Lui veut de vous et que vous avez du prix à Ses yeux. »

Je continue à le regarder sans rien dire. Ses paroles ont remué quelque chose en moi. Le bonheur de se sentir aimé. Un bonheur que je n’ai jamais connu. Mais cet animal devant moi, lui connait ce bonheur. Comment est-ce possible ? Comment une bête aussi abîmée, d’aspect plutôt repoussant peut se sentir importante aux yeux de quelqu’un ?
« Oui, je sais ! Vous vous demandez comment un vulgaire cochon d’Inde borgne et déplumé peut se sentir bien dans sa peau toute croûtée ? »
Il a deviné mes interrogations. Décidément, nous nous comprenons tous les deux, sans même avoir recours à la parole.


Il lève les yeux vers le ciel devenu nuit, allumé d’étoiles. Je lève à mon tour la tête vers cette immensité noire et brillante, et soudain je me sens tout petit. Mes problèmes m’apparaissent alors si dérisoires ! Oui. J’ai compris. Il y a là-haut quelqu’un qui m’aime, tel que je suis, pour lequel je ne suis ni le diable, ni du charbon, mais un être à part entière, un être précieux. Soudain, une vague m’envahit, une vague d’un sentiment que je n’avais jamais connu, une vague qui me submerge et me berce à la fois. Cela peut paraître ridicule, mais moi, simple chat noir errant, peut-être un peu trop sensible, j’ai enfin trouvé un sens à mon existence.

Pendant tout ce temps de réflexion, j’avais la tête levée vers le ciel. Quand je la baisse, le cochon d’Inde n’est plus là. Je soupire. J’aurais aimé le remercier. Mais… Il y a quelque chose devant moi… Quelque chose de grand… Je suis des yeux cette silhouette qui se dresse devant moi, de bas en haut … Je reste tétanisé, paralysé. Je ne sais plus quoi faire, je ne m’étais pas préparé à cette rencontre. La silhouette s’accroupit, tend une main vers moi. Dans son autre main, bien calé contre elle, j’aperçois le cochon d’Inde. Je ne bouge toujours pas. Elle pose sa main sur ma tête avec beaucoup de douceur, et la passe sur mon corps jusqu’au bout de la queue. Je crois que c’est ça qu’on appelle une « caresse ».
« Mais tu es tout mignon toi ! Et tu es tout seul dehors ? Par ce froid ? »

Elle continue à me caresser. J’aime ça. Et puis elle a une voix vraiment douce. Je me surprends à ronronner. Elle regarde autour d’elle, prend une profonde inspiration, puis élève son cochon d’Inde dans ses deux mains au niveau de ses yeux.
« Bon écoute Caramel, si tu n’y vois pas d’inconvénients, je crois qu’on va faire rentrer ce pauvre chat à l’intérieur et lui donner quelque chose à manger. Qu’en penses-tu ? »
L’animal répond par un petit cri qui, je le comprends tout de suite, veut dire oui.

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